C’est avec une réelle émotion que les Clionautes ont accueilli sur leur stand du salon du livre des sciences humaines samedi en fin d’après-midi, Yves Lacoste et son épouse, l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin. Devant près de 80 personnes (dont une douzaine d’étudiants en géographie totalement conquis par le personnage), le père de l’école française de géopolitique a répondu pendant près d’une heure et demie aux questions de Bruno Modica.

Yves Lacoste a été accueilli sur le stand des Clionautes par Tassos Anastassiadis, Marianne Cabaret Rossi et Joël Drogland.

Interrogé sur la situation actuelle en Egypte et en Tunisie, Yves Lacoste commence par un long détour sur la vie et les idées d’Ibn Khaldoun (sur lequel il a publié un premier livre en 1956).

Ibn Khaldoun avait observé que les dynasties régnant sur le Maghreb central (Almoravides puis Almohades) se disloquaient d’elles-mêmes, jusqu’à s’éteindre sans qu’elles aient été attaquées et vaincues par un agresseur qui serait venu de l’extérieur. Il avait par contre remarqué la stabilité du pouvoir en Egypte. La structure du pouvoir lui fournissait l’explication : au Maghreb la structure sociale à la base du pouvoir est la tribu de cavaliers armés et combattants ; l’appareil d’Etat est constitué par des alliances matrimoniales entre ces tribus dont les luttes permanentes visent à dégager une élite de guerriers. Par contre le paysan égyptien ne combat pas, il n’est d’ailleurs pas armé. L’armée égyptienne a été faite avec des fellah. Elle est très fière de sa victoire de 1973 et contente d’être mécanisée. Mais elle n’a jamais testé sa valeur militaire depuis la guerre du Kippour.

Yves Lacoste pense qu’en Egypte, les choses ne se passeront pas comme en Tunisie et que l’armée égyptienne va « négocier courtoisement le départ de Moubarak ». Il estime que, d’un point de vue géopolitique pur, les conséquences de la révolution tunisienne sont inexistantes et qu’il en est de même de la révolte égyptienne. Mais les conséquences indirectes pourraient être considérables si, par exemple, une partie de l’armée égyptienne décidait de venir au secours de Gaza

Définissant la géopolitique comme l’étude « de forces qui se battent pour l’appropriation d’une portion de territoire », il constate que les situations récentes ne correspondent plus à cette définition. En effet, quand les Soviétiques interviennent en Afghanistan (1979) ou quand les Américains interviennent en Afghanistan (2001) ou en Irak (2003), ils le font pour d’autres raisons que la volonté de s’approprier définitivement le territoire de ces deux Etats.

Yves Lacoste rappelle quelques unes des étapes de sa vie, particulièrement son voyage au Vietnam en 1972 et l’importance qu’il a eu pour son évolution intellectuelle.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il rencontre des étudiants de géographie qui ont combattu dans les maquis FTP et qui sont communistes. Sans aucune formation politique, il adhère au PCF et devient même secrétaire de cellule. Il se rend en Afrique du Nord avec son épouse, enseigne au lycée Bugeaud d’Alger, travaille en Algérie à sa thèse sous la direction de Jean Dresch, se lie avec des militants anticolonialistes algériens et est finalement expulsé. Il quitte le PCF en 1956.

En 1972 Yves Lacoste est assistant à l’Institut de géographie dont Jean Dresch est le directeur. Très lié avec la géographie soviétique (qui n’était que physique(, Jean Dresch informe Yves Lacoste que les Nord-vietnamiens accusent les Américains de bombarder les digues du fleuve Rouge avant la crue, ce qui pourrait causer des inondations dévastatrices. Yves Lacoste a travaillé au Maroc sur ce type de fleuve qui coule au-dessus de la plaine. Il publie alors dans Le Monde un article de géographie générale expliquant que le fleuve Rouge coule vingt mètres au-dessus d’une plaine dont la densité de population est de 700 hab/km2.

Peu de temps après il est contacté par des agents du KGB (il ne le comprendra que plus tard) qui vont lui permettre de se rendre à Hanoï via Moscou à la demande des autorités nord-vietnamiennes. Il part avec la thèse de Pierre Gourou qu’il relit dans l’avion. Il n’y a pas d’impact de bombes sur les digues qui nulle part ne sont détruites ; ce qui semble justifier les dénégations américaines. Il passe dix jours avec une unité de l’armée nord-vietnamienne à circuler en jeep sur les digues du fleuve Rouge. Il comprend en voyant l’opération aérienne américaine se dérouler sous ses yeux. Il ne s’agit pas de bombardements massifs par des B 52 mais de chasseurs bombardiers qui volent en rase motte et qui tirent une torpille dans la levée, sous la digue. La digue est secouée, fragilisée et pourrait s’effondrer sous la crue, ce qui ressemblerait à une catastrophe naturelle.

« Ce fut pour moi une expérience extraordinaire ». Au retour, il publie dans Le Monde du 16 août 1972, un article accusant les Américains de bombarder les soubassements des digues pour noyer les populations civiles en laissant croire à un phénomène naturel. Il constate que le savoir géographique peut servir à un Etat pour faire la guerre. Il propose à Maspéro la création d’une revue de géographie dont la gestation nécessitera trois ans. En 1976 c’est la naissance d’ Hérodote , revue de géopolitique et la publication de son ouvrage le plus célèbre La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre.

Yves Lacoste aborde enfin brièvement la question des relations sino-russes. Il ne croit pas à une tension forte entre la Chine et la Russie à propos de la Sibérie aux immensités riches de matières premières et vide d’hommes, qui pourrait attirer les Chinois avides de matières premières et à la population nombreuse. La Russie est essentiellement préoccupée par la situation géopolitique de l’Asie centrale et la Chine par celle de la mer, en particulier au large de la Corée.

Compte rendu d’après les notes prises par Joël Drogland